mercredi 7 mars 2018

Hyakunin isshu, poème n° 95 : おほけなく



Nous allons aujourd'hui étudier un poème d'un genre peu représenté dans le Hyakunin isshu, puisqu'il s'agit d'un poème bouddhique, le seul de sa catégorie dans cette anthologie (les anthologies impériales en comportent bien d'autres). L'auteur, Jien (慈円), a occupé les plus hautes fonctions au sein du Enryaku-ji, d'où son titre de 前大僧正 "ancien grand recteur" dans le Hyakunin Isshu. Le Enryaku-ji est le temple principal du mont Hiei et le siège de la secte Tendai (qui fut rasé quelques siècles plus tard par Nobunaga). Jien est également un des poètes les plus renommés de son temps. Dans ce poème - qui figure dans le Senzaichû (n° 1137) parmi 267 autres de son cru - il emprunte un vers (le 4e) à un poème (1) du fondateur du Tendai au Japon, Saichô (最澄). On ne sait exactement à quelle occasion ces vers ont été composés.


おほけなく
憂き世の民に
おほふかな
わが立つ杣に
墨染の袖

おおけなく うきよのたみに おおうかな わがたつそまに すみぞめのそで


おほけなく : renyou-kei de おほけなし, qui signifie "ne pas connaître sa place", "être au-delà des moyens de qqn". On pourrait traduire par quelque chose comme " c'est sans doute présomptueux de ma part" ou "même si je n'en suis pas digne" ;
憂き世の民に : 憂き世, que nous traduisons généralement par "monde flottant" lorsqu'il s'agit d'estampes, désigne le monde impermanent dans ce qu'il a de triste et dur, le monde d'ici-bas ; の marque le complément de nom, 民 désigne ici le peuple. René Sieffert indique qu'il s'agit ici des "sujets" du Mont Hiei et non des hommes en général, connotation politique confirmée par Jean-Noël Robert (2) ; に, sur ;
おほふかな : おほふ est la rentai-kei de 覆ふ (= 覆う) étendre, recouvrir ; かな est exclamatif ; il faut aller chercher à la fin du poème l'objet de ce verbe : すみ染の袖
わが立つ杣に : わが, je ; 立つ (rentai-kei), se dresser, se tenir ; 杣 est une abréviation de 杣山, qui désigne au sens propre une forêt exploitée pour son bois et symboliquement le temple principal du Mont Hiei (ou le mont lui-même comme complexe religieux). Littéralement, cela signifie : "le bois (le temple) que j'ai dressé". Depuis Saichô, わが立つ杣 est devenu une façon poétique et codée de désigner le mont Hiei et peut donc être traduit ainsi. Certains traducteurs ont fait de l'expression un nom propre "Wagatatsu Soma", ce qui n'a guère de sens ; R. Sieffert traduit littéralement ("en cette futaie dressée"), en s'appuyant sur une note de bas de page pour donner la vraie signification. Même chose chez le Pr. Mostow. Jean-Noël Robert traduit allusivement par "moine retiré du monde", ce qui a le mérite de prendre en compte le jeu de mots du vers suivant. J'ai pour ma part adopté un compromis entre la première (Mt Hiei) et la dernière solution ;
墨染の袖 : 墨染 désigne littéralement quelque chose de teinté (染) dans l'encre de Chine (墨) et de manière figurée un moine (avec sa robe sombre) ; 袖, les manches ; l'ensemble désigne le vêtement d'un moine et de manière plus symbolique, la compassion du bouddha. Il y a un jeu de mots dans 墨染 qui pourrait aussi s'écrire 住み初め, "commencer à habiter", ce qui dans ce contexte peut se comprendre comme "se retirer" (d'où le choix de Jean-Noël Robert au vers précédent).

Ce poème savant exprime donc une sorte de vœu. L'auteur voudrait, tel un bodhisattva, envelopper de sa compassion (sa robe de moine) tous les êtres de cette vallée de larmes (du moins ceux qui sont sous la protection du temple). Tout moine qu'il soit, Jien (慈円, litt. compassion parfaite) n'en est pas moins un poète chevronné et ses vers emplis de piété sont aussi truffés de kake-kotoba (mots pivots, jeux de mots) : preuve que la compassion de l'auteur ne s'étend pas jusqu'au malheureux traducteur (auquel il ne songeait guère, évidemment). Je vous propose la solution suivante :

Si indigne que j'en sois
sur le peuple ici-bas
j'étends
du mont où je vis retiré
la protection de ma robe d'encre.



(1) Shin Kokinshû, n° 1921.
(2) Conférence au Collège de France, 24 janvier 2017. Si vous souhaitez en savoir plus sur Jien, sur les rapports entre poésie et bouddhisme et sur bien d'autres choses, je vous invite à suivre, en live ou en vidéo, les conférences de Jean-Noël Robert au Collège de France, dans sa chaire de philologie de la civilisation japonaise. A écouter à tête reposée, car le contenu est dense et parfois ardu.

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