jeudi 5 décembre 2013

Gen d'Hiroshima

J'ai longtemps renâclé à lire Gen d'Hiroshima (はだしのゲン, Gen le va-nu-pieds). Je ne doutais pas de la qualité de ce manga de Nakazawa Keiji, publié entre 1973 et 1985, mais son thème me rebutait. Après avoir visité les musées de la bombe à Nagasaki et Hiroshima, après avoir vu Pluie Noire de Imamura Shôhei, j'avais l'impression d'en savoir assez sur la bombe et ses terribles conséquences. Et pas très envie de replonger dans l'horreur. On a ses petites lâchetés, parfois. Finalement, un ami m'a convaincue de le lire. Je ne regrette pas d'avoir fait cet effort. Oui, "effort", même s'il s'agit d'un manga. Parce que son contenu est tout sauf trivial et n'incite vraiment pas à la rigolade, mais s'il y reste un zest d'espoir. Gen d'Hiroshima m'a donné un nouvel éclairage sur ce drame, mais aussi sur le Japon d'après-guerre, dont on sait, depuis le Tombeau des lucioles, combien il était dur.

Synopsis


Le manga commence en 1945, à Hiroshima, quelques mois avant que la bombe atomique ne détruise la ville. Le petit Gen, 6 ans, vit là avec toute sa famille, deux grands frères, une grande sœur, un adorable petit frère, une mère enceinte et un père courageux. Courageux au point d'être pacifiste dans un Japon militariste entièrement fanatisé et mobilisé par son effort de guerre. C'est dire si la vie des Nakaoka est difficile : insultes, emprisonnement, violences diverses. Il n'est jamais confortable d'être à contre-courant. Puis le cataclysme arrive. Gen perd une partie de sa famille. Il cherche avec ceux qui lui restent, à survivre dans un théâtre de morts vivants, d'agonisants. Puis il se heurte à l'indifférence et à la cruauté de ses compatriotes qui rejettent les irradiés. La lutte pour survivre dure plusieurs années. Et lorsque manger n'est plus un problème, les conséquences de la bombe et les décisions politiques nippo-américaines continuent à peser lourdement sur le destin de Gen. Lequel persiste pourtant à se relever, chaque fois que le malheur le frappe, comme le blé se redresse après avoir été foulé aux pieds.

Commentaires


J'ai failli arrêter à la fin du tome 1, parce que la dernière scène était insoutenable. Non que le dessin soit suffisamment réaliste pour empêcher de dormir, loin s'en faut. Mais l'attachement aux personnages et un brin d'imagination permettent de toucher du doigt l'horreur de la situation. J'ai pourtant continué, parce que Gen avait beaucoup à m'apprendre, et par "devoir de mémoire", comme on dit.

Après les visites d'Hiroshima et Nagasaki, je savais déjà que les Américains avaient décidé de longue date (1942) d'utiliser la bombe au Japon, et qu'ils avaient volontairement épargnés ces deux villes et quelques autres, pour mieux mesurer le potentiel destructeur de l'atome. Je savais aussi qu'ils étaient décidés à les lancer de toute façon, pour impressionner l'URSS dans un contexte de pré-guerre froide. J'avais oublié que les centres médicaux implantés dans ces zones après la capitulation avait pour mission d'examiner les victimes des radiations sans les soigner. Pas le moindre médicament : les malades n'étaient que des rats de laboratoire, des sources d'informations. J'ignorais complètement que les Américains, jusqu'à la signature du traité de San Francisco en 1951 (fin de l'occupation américaine), avaient empêché toute diffusion d'information concernant les effets de la bombe. Publier un livre sur le sujet, c'était s'exposer aux représailles de la cellule Canon, une cellule secrète essentiellement chargée d'étouffer toute activité communiste, avec des méthodes dignes de Guantanamo ou de la Gestapo, selon l'époque à laquelle on préfère se référer. Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu d'excuses officielles pour ces crimes.

L'intérêt de Gen d'Hiroshima, c'est de ne pas se limiter à dénoncer cela. Ce serait trop facile. La première cible de Nakazawa, à travers Gen et son père, c'est le militarisme japonais et l'élite qui a entraîné tout un peuple dans cette folie, à commencer par l'empereur, qui n'est pas épargné. Alors que j'avais trouvé, à Hiroshima comme à Nagasaki, que les Japonais passaient un peu vite sur leurs propres crimes et responsabilités, Nakazawa insiste au contraire sur ces derniers. De même, il montre sans concession l'absence de solidarité de la plupart de ses compatriotes : les orphelins chassés, les malades honnis, les pauvres arrachés aux misérables cahutes qu'ils ont péniblement reconstruites, les enfants à l'abandon laissés à la merci des yakuzas qui les exploitent sans vergogne, les médecins qui envoient contre salaire les malades dans les centres américains, en sachant qu'ils ne seront pas soignés, etc, etc. L'auteur fait également une place particulière au sort des Coréens, à travers le personnage de M. Pak. Les malheureux, arrachés de force à leur patrie par l'occupant japonais, sont exploités durant toute la guerre. Ils subissent, comme les Japonais, la bombe et ses effets (50 000 morts). L'ostracisme dont ils sont l'objet est encore plus violent que celui qui est infligé aux autres victimes.

Bref, il n'y a pas là de quoi se réconcilier avec l'humanité. Il reste cependant, comme je l'ai dit en introduction, un soupçon d'espoir. Si la majorité, trop occupée par sa propre survie, se montre cruelle à l'égard des victimes,  il y a aussi des mains tendues. Le personnage de Gen est en lui-même extrêmement positif : solidaire, révolté contre les injustices, inventif, il se laisse rarement décourager et finit toujours par se relever. Il vient sans cesse en aide aux autres, contre son propre intérêt parfois, et pardonne facilement dès qu'il comprend les motivations d'un adversaire lui aussi en difficulté. Par ses efforts constants et sa solidarité avec les autres (dont ses "nakama"), Gen est un vrai héros de shônen, même si ses victoires, dans ce monde impitoyable, sont bien maigres.

****

En conclusion, je vous recommande donc la lecture de Gen d'Hiroshima, pour en savoir plus sur ces tragédies et sur le Japon d'après-guerre, fort bien dépeint. Il est intéressant de lire en complément les petits cadrages historiques présents dans l'édition française. Ils permettent de corriger les rares fantaisies que l'auteur s'est accordé vis-à-vis de l'histoire. Le témoignage est passionnant, même s'il est dur. Evitez quand même de le lire dans un moment de déprime ! それでは、また。

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