mercredi 31 mai 2017

Revue de Mooc : Haïku, un monde en 17 syllabes - 3e semaine

Je vous livre aujourd'hui le résumé de la troisième semaine du mooc sur le haïku. Dans ce module, Kawamoto-sensei a présenté les principales figures rhétoriques utilisées par Bashô dans ses hokku, en analysant pour cela une bonne trentaine d'exemples. Afin de ne pas alourdir ce modeste résumé, je me contenterai de mentionner les plus significatifs.

Hyperbole, insistance, exagération (誇張)


Premier procédé utilisé pour donner de la fraîcheur au haïku, les figures d'insistance ou d'exagération utilisée dans la kitei-bu (cf. résumé de la 2e semaine). La particule も peut être utilisée dans ce sens. Prenons par exemple ce tercet :

この梅に牛も初音と鳴きつべし
このうめにうしもはつねとなきつべし
kono ume ni ushi mo hatsune to naki-tsu-beshi

Aux fleurs de prunier
le bœuf aussi voudrait dédier
son premier cri.


Ici la kitei-bu est 牛も初音と鳴きつべし
En poésie classique, 初音 (litt. premier son) désigne le premier cri poussé chaque année par la bouscarle chanteuse (ウグイス, parfois traduit fauvette ou rossignol), et évoque l'attente impatiente de l'arrivée du printemps. C'est donc un élément qui relève du plus pur langage poétique (kago). Mais ici 初音 se réfère à 牛, le prosaïque bœuf, qui relève du haïgon (mots interdits en poésie classique). と鳴きつべし signifie en gros "voudrait certainement chanter/crier (pour un animal)"
La kanshû-bu est この梅に ("à ce prunier", en fleurs). 梅 s'associe bien à la bouscarle, qui chante sur ses branches pour saluer les premières fleurs.
L'idée est que le bœuf aussi (も) voudrait saluer par son premier mugissement de l'année le prunier en fleurs, pour lui dire son admiration. En réalité, le bœuf évoqué dans ce hokku est une statue de vache allongée que l'on trouve au Tenmangu, un temple dédié à Michizane, qui a fait un célèbre poème sur les pruniers et le printemps. Dire que ce bœuf statufié voudrait lui aussi mugir son admiration aux pruniers, c'est le genre d'exagération humoristique qui fait la saveur d'un haïku. On remarquera que le vrai sujet du poème est l'admiration des fleurs de prunier au Tenmangu, et que celle-ci est exprimée deux fois, directement dans la kanshû-bu et indirectement dans la kitei-bu (via le bœuf). Cette répétition d'une même idée, dans les 17 syllabes d'un haïku, est aussi une figure d'insistance, très utilisée (j'y reviendrai plus tard, avec d'autres exemples). On notera également le subtil jeu de références, l'étendue de la culture classique de Bashô, et l'importance de la culture commune entre auteur et destinataires du haïku, pour que celui-ci puisse dévoiler toute sa profondeur.


Un autre procédé consiste à utiliser des onomatopées 擬音語・擬態語. Par exemple :
ひやひやと壁をふまへて昼寝かな 
ひやひやとかべをふまへてひるねかな
hiyahiya to kabe wo fumaete hirune kana

 Ah ! Quelle fraîcheur
les pieds contre le mur
pendant la sieste.

La kitei-bu est ひやひやと壁をふまへて. ひやひや est un giongo exprimant une sensation de froid. Il s'agit de langage parlé (du haïgon, donc). Dans un tercet de 17 syllabes, en utiliser 4 pour un giongo est en soi une forme d'exagération. Mais cela permet de transmettre directement et fortement une sensation. ふまへて signifie ici "les pieds posés sur". On parle donc de la sensation de froid ressentie au contact des pieds sur le mur (壁) pendant une sieste.
昼寝かな : 昼寝, sieste, évoque en particulier une sieste de début d'automne quand il fait encore chaud. Cette seconde partie vient donc apporter un éclairage sur le sens du haïku : lors d'une sieste dans les dernières chaleurs d'été, le mur apporte une fraîcheur bienvenue. L'ensemble traduit donc une sensation de bien-être, renforcée par l'allitération en ひ-ひ-ふ-ひ, souffle frais et léger.

L'interpellation (adressée à soi-même ou à un tiers) peut aussi constituer une figure d'insistance, en donnant de l'emphase :

いざ行かむ雪見にころぶところまで 
いざゆかんゆきみにころぶところまで
iza yukan yuki mi ni korobu made

Soit, allons
voir la neige jusqu'à
tomber d'épuisement !

いざ行かむ : む marque la détermination ; いざ行かむ signifie en somme "eh bien/soit, allons !"
雪, la neige, évoque dans la poésie classique des plaisirs raffinés. Regarder tomber la neige, contempler une étendue recouverte de neige, ce sont là des plaisirs d'esthète. いざ行かむ雪見に : c'est "allons voir la neige"
ころぶところまで : jusqu'à (まで) l'endroit (ところ) où nous tomberons (ころぶ) d'épuisement (sous-entendu).
Il y a là un détournement de la tradition poétique d'admiration de la neige par un procédé d'exagération reposant sur le "Allons !" et sur l'idée même de tomber épuisé. En en faisant trop pour admirer la neige, avec un brin de folie (風狂、ふうきょう), Bashô donne dans la parodie.

Au-delà des procédés stylistiques, l'exagération (誇張)peut donc naître de l'idée qui sous-tend le haïku.

Oxymore, paradoxe, opposition (矛盾)

L'autre grande famille rhétorique utilisée par Bashô, c'est le 矛盾, qu'on peut traduire par contradiction, inconsistance, et à laquelle Kawamoto-sensei rattache toutes les figures de styles mentionnées dans le titre de ce paragraphe. Voici un exemple de paradoxe :


須磨寺や吹かぬ笛聞く木下闇 
すまでらやふかぬふえきくこしたやみ
suma-dera ya fukanu fue kiku ki shita yama

Au temple de Suma
l'écho d'une flûte muette
à l'ombre des arbres 
(trad. Kemmoku & Chipot in Bashô, seigneur ermite)


La kitei-bu est 吹かぬ笛聞く木下闇. 木下闇 désigne l'ombre épaisse (闇, obscurité) sous (下) le feuillage touffu des arbres (木), ce qui indique que la scène se déroule en été. Là se déroule un phénomène étrange : on entend (聞く) une flûte (笛) dans laquelle personne ne souffle (吹かぬ). C'est là que réside le paradoxe et la surprise : une flûte dans laquelle on ne souffle pas ne devrait pas être entendue.
La kanshû-bu, 須磨寺や, vient donner l'explication en indiquant le cadre de la kitei-bu. On se trouve ici au temple (寺) de Suma (須磨). Suma est un lieu célèbre de la côte près de Kobe (lieu d'exil du Genji, entre autres). Au temple de Suma est conservée la flûte aoba de Taira no Atsumori, tué à la bataille d'Ichi-no-tani, alors qu'il portait sa flûte sur lui.
Tout le vers fait donc référence à un passage très célèbre du Dit du Heike. A l'ombre des arbres, lors de sa visite au temple, Bashô a l'impression d'entendre la flûte dont jouait Atsumori avant la bataille. Il y a aussi dans ces vers l'idée, déjà présente dans la poésie chinoise, que le son de cette flûte dans laquelle personne ne souffle est plus beau que le son réel d'une flûte. Je trouve ce haïku particulièrement beau et émouvant.


La contradiction peut être exprimé par de simples expressions syntaxiques de type けれど :

月はあれど留守のやうなり須磨の夏
つきはあれどるすのやうなりすまのなつ
tsuki ha aredo rusu no yô nari suma no natsu

Bien qu'elle soit là
la lune me semble absente
été à Suma


月はあれど留守のやうなり. Ici ど est l'équivalent de けれども "mais", expression directe de l'opposition entre l'affirmation que la lune (月) est présente (あれ) et le sentiment qu'elle semble (のやう) malgré tout absente (留守). Notons que l'emploi de 留守 pour parler de l'absence de la lune (et non d'une personne comme c'est généralement le cas) est un effet comique propre au haïkaï.
L'explication vient là encore de la kanshû-bu, 須磨の夏, été (夏) à Suma (須磨). Le Dit du Genji a contribué à faire de Suma un lieu associé à l'idée de tristesse et de solitude, sentiments associés à l'automne. C'est donc la lune d'automne qui est traditionnellement admirée et célébrée ici. Or Bashô arrive à Suma l'été. Ainsi, même si la lune est présente, ce n'est pas LA lune d'automne de Suma, d'où l'idée qu'il manque quelque chose, qu'elle semble absente. Le 須磨の夏, au lieu du plus attendu 須磨の秋 (automne à Suma) ajoute lui aussi une nuance d'humour. Il y a là un détournement et une parodie des codes du waka et de l'esthétique classique, caractéristique du haïkaï.

Parfois, le jeu d'opposition repose simplement sur le choc de deux images :


鶯や餅に糞する縁の先
うぐいすやもちにふんするえんのさき
uguisu ya mochi ni fun suru en no saki
Bouscarle mignonne
sur les mochi lâche sa fiente
au bord de la véranda


, c'est la bouscarle chanteuse. Comme je l'ai dit plus haut, c'est un charmant petit oiseau dont le chant est célébré depuis des siècles dans la poésie classique japonaise, et qui incarne l'attente impatiente du printemps. On a donc ici un oiseau "noble" et du pur langage poétique.
Après le や (kireji), 餅 signifie mochi, ces gâteaux ronds de riz gluant souvent fourrés à la pâte d'azuki, très populaires au Japon. Et que fait notre noble bouscarle sur (に) les mochis ? 糞する : elle chie ! Bien entendu, nous sortons ici du champ du langage poétique pour un double choc : l'image des délicieux mochi recouverts de fiente, et celle de la noble bouscarle, qui au lieu de chanter le printemps, fiente comme tout oiseau qui se respecte. C'est pour souligner ce contraste que j'ai ajouté dans ma traduction un "mignonne" qui ne figure pas dans le poème de Bashô, 鶯 se suffisant à lui-même pour ses contemporains.
La dernière partie donne le cadre de l'action : 縁の先, le bord, l'extrémité (先) de la galerie extérieure (縁) qui longe les maisons traditionnelles japonaises côté jardin. La scène est la suivante : on fait sécher des mochi à l'extérieur par une belle journée de printemps. Et c'est là qu'arrive le fâcheux incident, avec une provocation propre au haïkaï. Notons que Bashô recommandait à ses disciples de ne pas abuser de ce registre :
Bonchô dit : « Peut-on parler de purin ou de fumier ? » Le Maître dit : « Rien ne l'interdit. Cependant, fût-ce sur cent versets, il ne faudrait pas qu'il y en eût plus de deux. Et il serait aussi bien qu'il n'y en eût aucun » (Le haïkaï selon Bashô, Kyorai-sho, livre I, § 38)


Autre type de paradoxe, la synesthésie (共感覚) :

海暮れて鴨の声ほのかに白し
うみくれてかものこえほのかにしろし
umi kurete kamo no koe honokani shiroshi


On commence par la kanshû-bu, qui donne le cadre : 海暮れて, c'est-à-dire le crépuscule, l'obscurité qui tombe (暮れて) sur la mer (海).
La synesthésie opère dans la kitei-bu, 鴨の声ほのかに白し. 鴨の声, c'est le cri (声) du canard (鴨). ほのかに signifie "faiblement, indistinctement" et 白し blanc ou transparent. Littéralement le cri du canard est donc décrit comme transparent, avec un jeu entre l'ouïe et la vue. On a ici un contraste entre la mer sombre, les vastes ténèbres qu'elle représente, et ce chant indistinct qui transperce l'obscurité, comme une petite lumière. Ainsi est mise en avant la vie éphémère et fragile du canard face à l'immensité de la nature et l'empathie du poète vis-à-vis de cette fragilité. Remarquons qu'il s'agit d'un tercet irrégulier 5-5-7, alors qu'il était possible et facile d'inverser les deux derniers segments pour composer un classique 5-7-5. Bashô a procédé ainsi pour lier et faire ressortir cette association auditif/visuel.

***

Voilà, c'est tout pour aujourd'hui, et c'est déjà bien long, mais il me semble qu'en procédant à ce genre de décryptage, les haïkus prennent beaucoup de relief et de profondeur. C'est donc une vraie chance à mes yeux d'avoir les explications d'un professeur japonais soucieux de faire comprendre et aimer la poésie de Bashô. J'espère avoir réussi à en transmettre quelques éléments.

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