mercredi 17 mai 2017

Revue de Mooc : Haïku, un monde en 17 syllabes - 2e semaine (intro)

Duo comique Manzai
XIXe siècle, auteur inconnu.
@WikimediaCommons


En préambule de la 2e semaine de ce Mooc, voilà un hokku (haïku) de Bashô expliqué et décortiqué par le professeur Kawamoto. Pour compléter, je me suis aussi appuyée sur les commentaires de Haruo Shirane (in Early Modern Japanese Literature : an anthology 1600-1900) et de Makoto Ueda (in Bashô and his interpreters). Voyons tout d'abord le poème :


山里は万歳遅し梅の花

やまざとはまんざいおそしうめのはな
yamazato ha manzai ososhi ume no hana

Au village de montagne
les baladins du nouvel an se font attendre -
fleurs de prunier







山里は : 山里, village (里) de montagne (山) relève du kago (歌語), langage poétique utilisé pendant des siècles dans les waka (和歌). Au-delà de son sens concret, il a donc un hon'i (本意), sens réel ou profond. De manière assez attendue, 山里 évoque un lieu difficile d'accès, l'isolement, la solitude, ce que l'on retrouve dans le poème 28 du Hyakunin isshu. S'ajoute à cela une connotation plus positive, celle d'un environnement propice à la sérénité de l'esprit, loin du tumulte de la ville.

万歳 : 万歳, qu'il faut lire まんざい et pas ばんざい évoque une tradition du nouvel an (lequel avait lieu en février à cette époque, selon le calendrier lunaire chinois). Des artistes comiques, réunis en duo, se déplaçaient de maison en maison en dansant, jouant du tambour, racontant des histoires drôles et en souhaitant de bons vœux, récoltant au passage un peu d'argent. Présents dans les villes au moment du nouvel an, ils n'atteignaient les lointains villages de montagne que bien plus tard. Le mot est souvent traduit par "danseurs du nouvel an" (Ueda, Shirane). Dominique Chipot a opté pour "comiques du nouvel an". René Sieffert a laissé manzaï pour sa brièveté sans doute, mais ce n'est guère explicite. Saltimbanques, bouffons, pitres, baladins... nombreux sont les mots qui pourraient convenir. Sans en être pleinement satisfaite, j'ai choisi "baladins" pour sa polyvalence (danse, bouffonerie), pour sa patine et sa connotation "ambulante".

遅し (= 遅い, être en retard) est quant à lui un terme de poésie classique, très employé sous la forme "qqch遅し", comme dans 花遅し ou 雪解遅し. Il évoque quelque chose dont on attend le retour et qui tarde à venir, comme la floraison des sakura (花遅し) ou la fonte des neiges (雪解遅し). Ce qui tarde dans 万歳遅, c'est donc l'arrivée des manzai au village.

Avec 万歳遅し, Bashô se place dans cette lignée de "qqch遅し" mais agrège au classique 遅し un terme populaire 万歳, une audace (à l'époque) propre au haïku et au haïkaï renga. En agissant ainsi, Bashô ne se contente pas de mélanger les registres, il crée une sorte de mot de saison nouveau, très vivant et parlant pour ses contemporains.

梅の花 : retour au langage poétique avec ce très classique fleur (花) de (の) prunier (梅), un kigo (mot de saison) en bonne et due forme.

Les pruniers, pour leurs superbes fleurs et leurs branches aux formes anguleuses et irrégulières, étaient déjà très prisés en Chine, en peinture comme en poésie. Le Japon a acclimaté cette admiration (et les arbres eux-mêmes) à son propre univers poétique, en portant une attention particulière au parfum de ces fleurs, notamment celui qui flotte encore dans l'air la nuit tombée (暗香). A l'époque Heian, les poètes ont préféré à ces fleurs de pruniers venues du continent les fleurs de cerisiers, transférant les propriétés poétiques des unes aux autres. C'est ainsi que les sakura ont pris la première place dans le cœur des Japonais.

Pour en revenir aux pruniers, leur floraison est elle aussi plus tardive dans les villages de montagne. D'ailleurs, le vers ne dit pas si les fleurs ont éclos ou pas, même s'il y a lieu de penser que l'éclosion a bien eu lieu, marquant l'arrivée du printemps dans ces contrées hostiles, car c'est le sens traditionnel de cette évocation. L'attente des manzai fait donc écho à l'attente de la floraison des pruniers, donnant l'idée d'un printemps tardif (je rappelle que dans la conception japonaise traditionnelle, le printemps débute en février).

Selon Dohô, un disciple de Bashô, ce poème illustre l'idée qu'un haïku doit permettre à l'esprit d'opérer un aller et retour (1). Avec 山里は万歳遅し, on ne sait pas si les saltimbanques du nouvel an sont enfin arrivés, ou s'ils se font toujours attendre. Le ton général est-il à la plainte ? aux réjouissances ? Le lecteur est suspendu. C'est "l'aller" (行き) et Dohô considère que ces deux vers, seuls, ne sont pas autonomes. Il faut le "retour" (帰り) avec 梅の花 pour comprendre le sens général du poème, l'arrivée du printemps dont on se réjouit. Au final, on ne sait toujours pas si les saltimbanques sont arrivés ou non : cette liberté d'interprétation laissée au lecteur est caractéristique du haïku. Mais par son sens profond, 梅の花 donne un éclairage qui permet de comprendre l'esprit positif du tercet. On voit ainsi le rôle essentiel du langage poétique classique, de ses connotations et de la culture commune sur laquelle il repose.

On observe enfin ce même aller-retour (行き帰り) sur le plan du langage, Bashô entraînant son lecteur vers un univers poétique nouveau (par l'introduction de manzai et du mélange de registre), avant de revenir à un élément au sens traditionnel profond (les fleurs de pruniers).

Qu'on se place au niveau du sens ou du langage, il ne s'agit donc pas de juxtaposer des éléments disparates (manzai, fleurs de prunier), mais de combiner deux partie par ce mouvement d'aller et retour, en jouant sur leur convergence, dans le cas présent, ou sur leur divergence.

C'est étonnant, n'est-ce pas tout ce qu'on peut lire et sentir dans un poème de 17 syllabes ? またね!

(1) cf. Sanzoshi, Livre noir, §1, in Le Haïkaï selon Bashô, présentation et traduction de René Sieffert

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