vendredi 10 février 2017

Hyakunin isshu, poème n° 54 : 忘れじの


Je me remonte aujourd'hui le fil des poèmes pour réparer un oubli, car, comme l'a remarqué un lecteur attentif, le poème 54 était tombé dans un trou noir. Toutes mes excuses à Takashina no kishi, également appelée Gidôsanshi no Haha (儀同三司母), épouse du régent Fujiwara no Michikata et mère, entre autres, de l'impératrice Teishi, que servait Sei Shônagon. Elle aurait écrit ce poème peu après son "mariage" (1), au temps des premiers serments.

忘れじの
ゆく末までは
かたければ
今日を限りの
命ともがな

(わすれじの ゆくすえまでは かたければ きょうをかぎりの いのちともがな)


忘れじの : 忘れ est la mizen-kei de 忘る, oublier (dans ces poèmes d'amour, "oublier" a pour ainsi dire le même sens que "quitter, abandonner") ; じ est une négation impliquant ici une notion d'intention, d'engagement (je ne t'oublierai pas, promis) ; le の est un peu l'équivalent d'un という. La poétesse rapporte ici les paroles de son mari ;
ゆく末までは : ゆく末 signifie futur, avenir ; まで a le même sens qu'en japonais moderne (jusqu'à) ;
かたければ : かたければ est composé de かたし (équivalent en bungo de かたい, dur, difficile) à la izen-kei + ば qui marque ici la cause. Ce que la poétesse juge difficile ici, c'est de tenir une promesse jusqu'à un lointain futur, et de croire que la promesse sera tenue ;
今日を限りの命ともがな : 今日 désigne le jour où le mari a fait la promesse ; 限り signifie le dernier, la fin ; 命, la vie, l'existence. と est un と de citation. もがな marque le souhait, le désir. L'ensemble signifie "je souhaite que ce jour soit le dernier de ma vie"

Notre poétesse est fort heureuse de la promesse d'amour que lui a fait son époux, mais elle craint que l'avenir n'apporte à ses doux propos un douloureux démenti. C'est pourquoi elle souhaite mourir le jour même, au comble de la félicité. C'est finalement son mari qui décéda assez vite, à la suite de quoi elle se fit nonne, pratique courante à l'époque.

Il est bien difficile de faire passer dans ces cinq vers la joie et l'inquiétude de la jeune femme, bien consciente de la précarité de sa condition (le Dit du Genji donne un bon aperçu de la fragile situation des femmes et de la facilité avec laquelle les unions se font et se défont).

"Jamais je ne t'oublierai"...
Parce qu'à l'avenir, on peut
difficilement se fier,
j'aimerais qu'aujourd'hui soit
le dernier jour de ma vie.


(1) Comme le rappelle René Sieffert dans la préface du Dit du Genji, le mot "mariage" traduit assez mal la réalité des unions entre hommes et femmes dans la société de l'époque Heian.

Index en romaji : wasureji no yukusue made ha katakereba kyou wo kagiri no inochi to mogana