jeudi 16 juin 2016

Waka, tanka, haïku, quelques mots sur la poésie japonaise

Cela fait quelques temps maintenant que j'ai entamé la traduction du Hyakunin isshu. Ces 100 poèmes sélectionnés par Fujiwara no Teika constituent sans doute l'anthologie de poésie classique la plus populaire au Japon, même si elle ne compte pas parmi les trois anthologies de référence que sont le Man'yoshû, le Kokinshû, et le Shin kokinshû. Alors que j'arrive à mi-chemin de cette publication, il est grand temps de donner quelques éléments de contexte sur la poésie japonaise et les tanka, sans prétendre à l'exhaustivité, bien sûr.

Waka, tanka, uta, haïku ? Un peu d'histoire


Waka (和歌) désigne un poème (ou chant 歌、カ、うた) japonais (和 désigne ce qui est japonais ou de style japonais) par opposition à la poésie chinoise (漢詩、かんし = 漢, chinois + 詩 poésie), car les lettrés japonais ont longtemps composé en chinois (ou en kanbun), de même que les lettrés européens ont écrit en latin jusqu'à la Renaissance.

Le premier grand recueil de poésie japonaise (écrit au moyen de caractères chinois utilisés pour leur valeur phonétique ou sémantique) est le Man'yoshû (fin VIIe - déb. VIIIe siècle). La poésie, issue des ballades populaires, se formalise. Elle est le plus souvent écrite par des nobles (empereurs, prince(sse)s), des courtisans et hauts fonctionnaires. Néanmoins, on trouve également quelques poèmes populaires (uta d'Azuma). Dans le Man'yoshû, les waka prennent la forme de sedôka 旋頭歌 (deux tercets), de chôka 長歌 (poèmes longs) et de tanka, 短歌 (poèmes courts).

A partir du Kokin(waka)shû (IXe siècle), première anthologie impériale, le waka, désormais écrit en kana, est en quelque sorte légitimé intellectuellement (à l'égal de la poésie chinoise) et il devient l'apanage de l'aristocratie de cour (ce qui inclut des moines, des dames de cour, etc). C'est à cette époque qu'apparaissent les uta awase (rencontres poétiques, sorte de concours sur un thème donné) et que fleurissent les traités sur la manière de composer. Dans le Kokinshû, chôka et sedôka sont en voie de disparition. Dominant la poésie médiévale, le tanka - composé de 31 syllabes organisés en 5 vers (句) impairs, selon un rythme 5-7-5 / 7-7 -  devient un quasi-synonyme de waka.

Cette forme connaît son apogée entre le VIIIe et le XIIe siècle (à peu près la période couverte par les 100 poèmes choisis par Teika). Puis, peinant à se renouveler, elle est remplacée par le renga, jeu entre deux poètes qui se répondent, l'un composant les trois premiers vers (上の句、vers supérieurs) et l'autre les deux derniers (下の句、vers inférieurs). Avec un plus grand nombre de participants, on obtient des kusari-renga (鎖連歌) ou renga longs (長連歌), qui restent cependant fidèle aux règles classiques de composition des waka.

A la XVe siècle naît une forme de renga plus libre, le haïkai-renga ou haïkaï tout court, qui devient très populaire au XVIIe siècle (avec Bashô, entre autres). C'est en isolant les premiers vers, hokku, (発句) des haïkai qu'a été formé un genre nouveau, le haïku (5-7-5). Celui-ci n'a cependant trouvé son nom que bien plus tard, lorsque Shiki, au XIXe siècle, a eu l'idée de contracter haïkaï-hokku (俳諧発句) en haïku (俳句), et de "rénover" celui-ci.

Quelques caractéristiques des tanka 短歌


Comme tout waka, le tanka intègre nécessairement un mot de saison, qu'il s'agisse d'une référence à un phénomène météorologique (givre, neige, rosée), au cri d'un animal (chant du coucou, cri du cerf), aux plantes (feuilles d'érable, fleurs de cerisiers...) ou à des rites (ayant trait aux vêtements, par exemple). Certaines figures stylistiques sont également incontournables comme les makura-kotoba (sorte d'épithètes homériques) et les kake-kotoba (mot-pivot, sorte de jeu de sonorités qui donne un double sens aux mots et des maux de tête au traducteur). A partir du XIIe siècle et particulièrement à l'époque de Teika, on pratique également le honka-dori, qui consiste à emprunter des éléments (voire des vers) à des poèmes plus anciens, en en transformant le sens et l'atmosphère.

Les thèmes dominants sont la nature et les saisons (particulièrement le printemps et l'automne) et bien sûr, l'amour. On trouve également des poèmes d'inspiration bouddhiste, d'autres sur le thème du voyage, etc.

En général, les poèmes sont composés sur un thème donné dans le cadre de concours (uta awase) ou lors d'échanges entre aristocrates, notamment entre hommes et femmes. On trouve ainsi des poèmes composés après une nuit d'amour et autres galanteries, conventionnellement initiées par les hommes et auxquelles les dames répondent par des poèmes en réplique. A la fin du XIe siècle, les poètes composent aussi des séquences de 100 poèmes sur des sujets tel que "la lune à l'aurore", "le chant du coucou", etc.

On comprend donc que ces poèmes ne sont pas ou rarement des croquis sur le vif d'une situation donnée, y compris lorsque l'auteur évoque son émotion devant des cerisiers en fleurs. René Sieffert souligne à juste titre à quel point le rapport à la nature, sans doute assez proche à l'époque du Man'yoshû, devient rapidement artificiel et codé. "La quasi-totalité des auteurs se distinguent par une superbe ignorance de la nature, qu'ils ne voient et ne sentent plus qu'à travers des stéréotypes. Les modèles des grandes anthologies leur fournissent à la fois les termes dans lesquels on doit la décrire et les sentiments que l'on doit éprouver en face de ces mutations." Sieffert concède néanmoins que quelques poètes sortent du lot. Et moi qui ne suis pas blasée, je suis souvent séduite par la fraîcheur d'une image, fût-elle stéréotypée. Le privilège de l'ignorance, sans doute... Enfin, si le caractère très conventionnel de ce rapport à la nature ressort comme une évidence à la lecture du Makura no sôshi de Sei Shônagon, le même ouvrage témoigne aussi d'élans spontanés et délicieux, fussent-ils liés à des réminiscences de poésie chinoise.


J'espère que ces quelques éléments vous permettront de mieux comprendre dans quel contexte ont été écrits les poèmes du Hyakunin isshu. Pour en savoir plus, je vous recommande la lecture des sources citées ci-dessous. それでは、また。

Sources :

Katô Shuichi (加藤周一), Histoire de la littérature japonaise, t.1, Des origines au théâtre Nô, Fayard, 1985
Sieffert René, Treize siècles de lettres japonaises, t.1 du VIIe au XVe siècle, POF, 2001 
Mostow Joshua S., Pictures of the heart, The Hyakunin isshu in Word dans Image, Center for Japanese Studies, University of Michigan, 2015

Aucun commentaire: