vendredi 22 février 2013

Autour du pot - Tanizaki et les toilettes, le retour

Il y a presque un an (le temps passe vite !), j'avais fait une petite série sur les toilettes japonaises, en présentant notamment ce que Junichirô Tanizaki en disait dans son essai,  L'Eloge de l'ombre. Il y a quelques mois, j'ai découvert dans un ancien numéro de la revue littéraire Europe (novembre-décembre 2001), un autre texte de Tanizaki consacré exclusivement à ce sujet (ce qui n'est pas le cas de l'Eloge de l'ombre). Le titre japonais est かわやのいろいろ, littéralement, "les différentes sortes de toilettes", かわや étant une des manières archaïques de les désigner, comme je l'avais expliqué ici. Le traducteur, Patrick de Vos, a joliment intitulé ce petit essai "Autour du Pot".


Dans cet essai, Tanizaki enchaîne les anecdotes savoureuses mais s'emploie surtout à réaffirmer sa préférence pour les rustiques toilettes traditionnelles par opposition aux hygiéniques toilettes occidentales.

"C'est dire si les lieux d'aisances gagnent à se tenir dans une grande proximité avec la terre, dans une intimité profonde avec la nature. Ce qui revient encore à dire qu'ils sont d'autant plus agréables qu'ils sont rustiques et rudimentaires, qu'ils ne diffèrent pas trop de ces fourrés où on lâche sa crotte, le regard perdu dans le bleu immense du ciel."

Il fait référence au peintre Nagano Sôfu, qui jugeait la société de Nagoya fort raffinée au regard de la délicatesse des odeurs ténues et subtiles qui émanaient des toilettes :

"Il suffirait donc de flairer l'odeur des cabinets pour se faire une idée de leurs propriétaires, de leur tempérament, de leur style de vie, et il précisait que chez les gens de la haute société de Nagoya, elle était généralement coquette et empreinte d'une grâce délicate" [...] "Au demeurant, l'odeur des cabinets n'a-t-elle pas un effet apaisant sur les nerfs ? L'endroit, tout le monde sait bien cela, est propice à la méditation, encore qu'avec les récentes cuvettes à chasse d'eau, on ne se livre plus comme on voudrait à cet exercice, [car] avec ces chasses d'eau, on n'en a plus que pour l'hygiène, au détriment de ces odeurs élégantes dont parlait Sôfu."

Tanizaki reproche aussi aux toilettes modernes de retenir la crotte (au lieu de la laisser choir dans une fosse) et d'obliger son auteur à y faire face pour tirer la chasse.

De manière plus anecdotique, il confie comiquement les déboires que lui valut sa méconnaissance de la langue anglaise. Ayant demandé le chemin des toilettes dans un hôtel pour satisfaire une envie pressante d'aller à la selle, il se vit indiquer un lieu où ne se trouvaient que des urinoirs.

"Je restai cloué sur place. Car on ne m'avait jamais appris comment se dit en anglais "l'endroit pour les gros besoins". "Et... les autres", hasardai-je tout de même, mais le groom ne sut deviner mes pensées. S'il se fût s'agi d'autre chose j'aurais pu sans doute m'expliquer avec des gestes, mais là je ne m'en sentais pas le courage."

****

N'étant pas versée dans la psychanalyse, je ne saurais dire ce que cet intérêt immodéré pour les lieux d'aisance et les excréments révèle chez Tanizaki. Je n'ai en tout cas jamais vu un auteur consacrer tant de pages à ce sujet, et tenter d'établir sur cette base une sorte de théorie esthétique et d'art de vivre. Vous pourrez trouver ici les trois premiers paragraphes de ce texte, dont je vous recommande vivement la lecture. それでは、また。

4 commentaires:

michel.v a dit…

chiche que vous postez ce billet sur japoninfos.com

Lili a dit…

Par principe, je ne publie pas deux fois les mêmes articles (ce serait bien commode pourtant, ça ferait moins de travail !). Donc cet article va rester en exclusivité sur mon blog, mais je suis sûre que l'équipe de Japoninfos l'aurait bien accueilli.
En tout cas, j'espère qu'il vous a plu !

michel.v a dit…

J'ai été biberonné à la lecture de Germaine de Staël et aux vers d'Anna de Noailles. J'avis donc idéalisé la femme comme un être éthéré, évanescent, quasiment dépourvu de fonctions biologiques. Puis les illusions se sont perdues, voyant mon épouse enfourner de gros morceaux de viande dans sa bouche et faisant la locomotive la nuit. Il me restait le mince espoir que de frêles jeunes filles, composant des haïkus, allaient ressusciter le mythe de la demoiselle mettant sa main devant sa bouche quand elle sourit, indifférente aux nécessités de l'organisme, et tout ce qui s'ensuit. Il a suffi d'une chasse d'eau pour expédier mes illusions.

Lili a dit…

Pour achever de ruiner vos illusions, je suis certes frêle, mais je ne rentre plus vraiment dans la catégorie "jeune fille". Au moment où j'ai écrit cet article, cela faisait déjà deux ans et des poussières que je torchais les fesses de mon petit garçon. Autant dire que j'avais le nez dans le caca, en bonne ménagère de moins de quarante ans ! Ce qui n'empêche pas d'aimer la poésie, bien sûr !