mardi 29 mai 2012

Le cinéma japonais et le nucléaire : Rêves d'Akira Kurosawa

Après Pluie noire de Imamura, Vivre dans la peur et Rhapsodie en août de Kurosawa, nous allons poursuivre aujourd'hui notre thema sur le cinéma japonais et l'atome, toujours en compagnie de Kurosawa. Je vais cette fois vous parler de Rêves (夢), un ensemble assez surprenant de 8 courts-métrages. Seuls deux d'entre eux abordent la question du nucléaire. Il s'agit du Mont Fuji en rouge (n° 7) et des Démons gémissants (n° 8), deux allégories cauchemardesques, qui esquissent les effets dévastateurs de l'énergie atomique.

Le Mont Fuji en rouge (赤富士)


La scène est assez brève. Une foule en panique fuit dans le plus grand désordre, car les réacteurs d'une centrale nucléaire explosent en chaîne, tandis le mont Fuji se réveille pour punir d'une éruption la folie des hommes. Bientôt, il ne reste plus qu'une mère, ses deux enfants, un ingénieur, et ce personnage qui surgit dans plusieurs "Rêves", projeté par son inconscient, incarnation du réalisateur lui-même. Tous les autres sont allés se noyer dans la mer pour échapper aux fumées toxiques, colorisées pour que la menace invisible de la radioactivité prenne enfin forme. L'ingénieur énonce placidement leurs composants nocifs et les dangers encourus. La mère se révolte : "Mais ils disaient que le nucléaire était sûr, que seules les erreurs humaines étaient à craindre !". Il est cependant trop tard pour s'interroger et s'opposer. L'ingénieur, fataliste et contrit, présente ses excuses : il fait partie de ceux qui ont menti. Il disparaît lui aussi, laissant place au héros qui tente vainement d'écarter les fumées cancérigènes des enfants, et qui se réveille, sans doute, en se débattant.

Les Démons gémissants (鬼哭)


Kurosawa nous invite cette fois dans un monde dévasté par une guerre nucléaire, où ne subsistent que des pissenlits géants et autres végétaux malades et difformes. La radioactivité a anéanti toute vie ou presque. Il ne reste que des mutants cornus qui s'entredévorent pour survivre, faute d'autre espèce animale à se mettre sous la dent. Le héros - le même que dans la séquence précédente - débarque dans ce monde atroce, surpris et naïf. Un démon unicorne, tout en guenilles, commente pour lui cet univers désolé, se lamentant sur son sort et sur les ravages que la bêtise des hommes a infligé à la terre. Bientôt résonne une étrange complainte, celles des démons réunis autour d'une mare rouge, qui gémissent de douleur et de désespoir, torturés par leurs cornes. Et le héros de s'enfuir, salutairement, avant de devenir lui aussi un démon et la proie des autres démons.
Ce cauchemar est parfois présenté sous le titre de "Démons rugissants", ce qui est aberrant tant il est évidemment que les pauvres démons sont incapables de rugir. 鬼哭 désigne la complainte de l'âme sans repos, et c'est bien de cela qu'il s'agit : d'êtres sans repos, qui ne peuvent trouver la mort, condamnés semble-t-il à expier les péchés et la stupidité de leurs semblables.

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On l'aura compris, le nucléaire inspirait à Kurosawa plus d'angoisse que de confiance. Les dialogues du Mont Fuji en rouge résonnent étrangement après Fukushima, lorsqu'on songe au poison invisible qui flotte encore dans ces lieux durablement souillés, à ceux qui ne peuvent plus rentrer chez eux, à ceux qui doivent choisir entre le risque de rester et la tristesse de tout laisser derrière eux.
Pourtant Rêves s'achève une note d'espoir. Le héros débarque cette fois dans un village plein de moulins à eau, dans un décor riant et fleuri. Il rencontre un vieillard et l'interroge sur son mode de vie. Les paroles du vieil homme constituent un véritable manifeste pour la décroissance, la sobriété heureuse, pour une vie en harmonie avec la nature, pleine de sagesse plutôt que d'une science trop souvent destructrice. Faut-il y voir le testament de Kurosawa ?

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